La folle-sagesse de la Croix (Prédication sur 1 Corinthiens 1, 17-31)

Publié le par T.G

Un fol-en-Christ : Saint Basile le Bienheureux (1994) - Sergei Kirillov

Un fol-en-Christ : Saint Basile le Bienheureux (1994) - Sergei Kirillov

(Prédication donnée le 05/03/2018 sur l’épître du jour : 1 Co 1, 17-31)

            Chers frères et sœurs, Paul nous invite, un peu après notre extrait, à nous convertir à la folie par ces mots : si quelqu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou, afin de devenir sage. Car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu (1 Co 3, 18-19). Une des premières réactions à la lecture du texte de Paul est de plisser le front : On se demande pourquoi Paul a-t-il choisi d’employer ce langage si particulier ? Faut-il devenir fou ? Faut-il paraître fou ? Faut-il passer de la folie à la sagesse ou bien l’inverse ? Bref, que veut-il nous dire par cette rhétorique quelque peu déroutante ? 

 

            De fait, le langage de Paul est déroutant, et pour en prendre conscience, rien de tel qu’une lecture au premier degré, au pied de la lettre, caricaturale. En effet, Paul semble séparer deux groupes dans l’humanité quand il affirme : la parole de la croix est folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est puissance de Dieu.Nous aurions donc d’un côté, ceux qui périssent et de l’autre ceux qui sont sauvés (1 Co 1, 18). Et cette séparation paraît prendre naissance dans l’évènement de la Croix du Christ : pour les uns, elle est folie ou scandale, ce sont les « perdus », et, pour les autres, elle est sagesse et puissance de Dieu, ce sont les « sauvés ». C’est une manière de comprendre le verset de Paul : Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu(1 Co 1, 22-24). 

            Bref, nous pouvons lire ce texte en opposant la foi et la sagesse, en opposant la Révélation et la raison, en opposant les élus et les perdus. Il y aurait d’un côté ceux à qui le sens de la Croix est révélé et, de l’autre, ceux qui n’y comprennent rien et qui s’égarent… Avec cette lecture, la prédication de la Croix est l’occasion d’une division dans le genre humain, d’une déchirure parmi les hommes. Et malheureusement, cette lecture n’est pas si rare…

 

            Mais enfin, puisque je vous ai dit que cette interprétation du texte était caricaturale, il me faut maintenant vous en convaincre. Quel est le but recherché par Paul avec ce langage ? Que vise-t-il par cette argumentation ? Deux éléments importants sont à noter : D’abord, Paul n’écrit pas à n’importe quelle communauté mais à l’Eglise de Corinthe. Or cette Eglise était déchirée par les discordes et les divisions : il s’était créé au sein de la communauté diverses factions se rattachant à différentes personnalités ; si bien que Paul écrit : il y a des discordes parmi vous […] chacun de vous dit : Moi, je suis de Paul ! Et moi, d’Apollos ! Et moi, de Céphas ! Et moi, de Christ ! (1 Co 1, 11-12) D’ailleurs tout au long de l’épître, Paul travaillera à façonner l’idée d’une communauté soudée : c’est dans la première épître aux Corinthiens qu’on trouve par exemple la métaphore de l’Eglise comme corps du Christ dont les membres sont tous unis (1 Co 12, 12-27) et c’est encore dans cette épître que Paul explique la signification profonde de la Cène : nous sommes tous un seul corps ; car nous participons tous à un même pain (1 Co 10, 17). 

           Retenons donc que Paul fait face à une communauté divisée, traversée par des controverses et des discordes. L’enjeu central pour lui est donc de rappeler la fraternité commune que le Christ nous apporte. En un mot : face à la discorde, Paul prêche la communion. C’est le premier élément de contexte.

 

            Le deuxième élément de contexte nous est livré par la fin du texte que nous avons lu. Paul termine un premier moment de sa démonstration par ces mots : Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes, Dieu a choisit les choses viles du monde, celles qu’on méprise, celles qui ne sont pas, pour réduire à rien celles qui sont, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu […] afin, comme il est écrit : « Que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur »(1 Co 1, 18-29.31) Toute la rhétorique déployée par l’alternance entre la sagesse et la folie est donc mise en place pour désamorcer une attitude bien particulière : le fait de se glorifier. Autrement dit, le fait de se mettre en avant, de prendre une position de surplomb par rapport aux autres. Bref, Paul combat l’orgueil. Son but est que personne ne se glorifie au détriment des autres. 

 

            Ces deux éléments montrent, à mon avis, qu’une lecture de ce texte qui oppose les élus et les perdus, autrement dit l’Eglise et le monde, passe à côté de l’argumentation de Paul : l’apôtre ne cherche pas ici à exposer la séparation de l’Eglise et du monde, entre ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur, ou bien des élus et des perdus mais plutôt à régler les problèmes internes à une communauté chrétienne ! La prédication de la Croix n’est pas pour lui l’occasion d’une déchirure au sein du genre humain mais bien l’appel à la communion parmi des disciples du Christ 

 

            Le contexte étant posé, retournons vers le texte pour l’interroger à nouveaux frais : Les Juifs demandent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu(1 Co 1, 22-24) Chers frères et sœurs, il nous faut maintenant tenter de comprendre en quoi la Croix est-elle scandale et folie et pour quelle raison est-elle opposée à la sagesse et aux miracles..

            Essayons d’abord de comprendre ce que, d’après Paul, les Juifs et les Grecs recherchent. Au sujet des Juifs, Paul nous dit qu’ils cherchent des miracles, littéralement des signes. Or un signe dans la version grecque de l’Ancien Testament c’est une démonstration de puissance de la part de Dieu en faveur de son peuple. Et cette démonstration de puissance manifeste de manière univoque la présence de Dieu. Par exemple, le mot est employé à propos des miracles qui précèdent l’Exode, les dix plaies d’Egypte. Nous pouvons aussi penser, au temps de Jésus, à l’attente par certains Juifs d’un messie-guerrier qui libérerait Israël de la domination romaine.

            Passons aux Grecs dont Paul nous dit qu’ils cherchent la sagesse. Derrière ce mot, il y a sûrement la recherche de l’accomplissement de soi, de la réalisation de soi, caractéristique de la pensée grecque. La politique, la philosophie et les cultes à mystères si nombreux à Corinthe, étaient autant de moyens pour l’homme de s’accomplir. 

            Mais, chers frères et sœurs, la Croix ne répond pas à ces recherches humaines. En effet, face à la demande d’une démonstration de puissance de la part de Dieu, la Croix ne propose rien d’autre que le spectacle d’un homme condamné injustement. Et c’est là, dans cet homme crucifié, qu’il nous faut apprendre à voir Dieu. Autrement dit, si la demande d’un miracle manifeste parfois la volonté d’échapper à la dureté du monde, la Croix nous oblige à regarder en face l’injustice de notre monde et l’infamie commise par les sociétés humaines. 

             Face à la recherche de l’accomplissement de soi, la Croix oppose la nécessité d’un retour sur soi, face à l’envie de se réaliser, la Croix exige la conversion : avant de voir toutes les potentialités de notre être le Christ nous invite, sans les nier, à reconnaître d’abord ce qui ne va pas dans notre rapport aux autres et à aspirer à un changement radical. La Croix nous invite donc au lieu de nous considérer en nous-même à d’abord nous regarder dans notre relation à nos semblables.

 

             Pourtant, La Croix n’est pas mépris des recherches humaines. La prédication de la Croix, c’est-à-dire l’Evangile, ne disqualifie pas les demandes de miracles ou de sagesse mais elle les déplace. En effet, celui qui demande à Dieu un miracle pour le délivrer, à la manière des dix plaies d’Egypte, se dresse bien à sa façon contre l’injustice du monde. La Croix prend en compte l’injustice mais indique une autre voie pour s’y opposer. La Croix ne méprise pas non plus celui qui cherche à se réaliser : en effet, s’accomplir c’est bien quelque part chercher à changer… Simplement, la Croix trace un autre chemin pour ce changement. 

 

               Cette autre voie et cet autre changement, chers frères et sœurs, c’est la folle-sagesse dont nous parle Paul quand il dit : si quelqu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou, afin de devenir sage (1 Co 3, 18).

 

               Quelle est donc cette folle-sagesse ? Eh bien… Paul ne la définit à aucun moment. Jamais, il n’en livre le contenu dans cette épître. Non, il se contente de renvoyer à la croix et au Christ crucifié. Pourtant, il nous donne envie d’en savoir plus quand il écrit un peu plus loin nous prêchons la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu avait prédestinée avant les siècles (1 Co 2, 7). Quand on lit des lignes comme celles-ci, on a envie de trouver un savoir cachée, ésotérique, révélé aux seuls initiés, à une élite (dont nous aimerions d’ailleurs faire partie)… Alors on cherche quelque chose d’extraordinaire, on tourne les pages de l’épître et puis, on ne trouve pas. Mais c’est justement parce que Paul adopte le langage des Corinthiens qui voulaient quelque chose de cet ordre, un savoir spécial, des extases, du parler en langues etc.

               Pourtant, si l’on s’arrête de chercher ce qui nous donnerait l’avantage sur les autres, le moyen de nous glorifier, alors on trouve tout de suite. En plein milieu de l’épître, sous notre nez, on se met à lire : Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour, je suis du bronze qui résonne ou une cymbale qui retentit. Et quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais même toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien. (1 Co 13, 1-3)

 

               La voilà la folle-sagesse : vivre par amour en suivant le Christ jusqu’à la Croix. C’est à cette vie qu’il nous faut nous convertir. Et ce que cela implique, nous le connaissons par cœur : ne pas regarder d’abord à son intérêt personnel mais à celui de notre frère et de notre sœur, choisir le pardon plutôt que la rancœur, ne pas attendre que tout vienne des autres mais d’abord nous mettre au service de notre communauté... Nous savons tous cela, et pourtant… Que ce dimanche puisse être pour nous l’occasion de ruminer à nouveau ces choses essentielles !

 

            Alors oui chers frères et sœurs, je crois qu’aujourd’hui c’est le Christ lui-même qui vient planter sa Croix au cœur de notre communauté pour que nous puissions être témoins dans le monde de sa sagesse. C’est autour de sa Croix qu’Il veut que nous formions une communauté fraternelle et accueillante, animée par son amour et son pardon, pour que retentisse son Evangile. Alors, c’est Lui qui nous parle aujourd’hui, Il nous redit comme à ses disciples jadis : Quiconque veut être grand parmi vous sera votre serviteur et quiconque veut être le premier parmi vous sera votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup. (Mt 20, 26-28)

 

Amen.

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